D'ENCRE & D'ABSINTHE
Chad Tweedle ✤ Eymroda Fajar

❝ Shiver stop shivering, the glitter's all wet, you're all chrome... ❞

Ça pue le stupre et la sueur. C'est la nausée qui prend le gosier, lorsque l'on respire goulûment autour de soi. L'air âcre. Acide. Mais ici, l'esprit fébrile ne vient pas chercher repos. Il gratte la surface de cet univers éclatant en quête de quelques ténèbres à embrasser. Pathétique. A croire que le jour ne promet qu'un ennui mortifère. C'en est hilarant, parfois. Si les contes s'essayent à tousser leurs paillettes éternelles, ici, les princesses ont soulevé leur jupon depuis bien longtemps. Point d'amour. Point de promesse dégoulinante. Le bitume est l'unique domicile sur qui l'on peut compter. Qui l'aurait cru ? Pas moi. Pourtant, moi aussi, j'ai contribué à bâtir cet enfer de papier dans lequel je me perds sans la moindre résistance. C'est l'arroseur arrosé. Ah, quelle est belle l'ironie cinglante qui me retient, là, dans la moiteur d'un édifice brinquebalant ! Et ça exhale de quelques frémissements incongrus. Qu'est-ce que je ne donnerai pas pour foutre le feu aux palabres de cette fable encore inachevée ! Qui pour tenir les rennes de ces inepties rocambolesques désormais ? Le néant, probablement. Une bourrasque m'éparpille. Le grand patron, avec sa barbe d'une dizaine d'années, qui me ramène de force à l'instant T. Je faisais quoi déjà ? Ah ouais, je trémoussais ma croupe. Comme toujours. Comme autrefois. A croire que certaines choses ne changeront jamais. Faut dire que la plastique fait sensation quand je serpente entre les barreaux de mon éternel cage. « Et arrête de faire la gueule, ça donne la gerbe », qu'il grommelle entre ses chicots pourris, tandis qu'il trimbale sa bedaine plus loin. Je lui cracherais bien le fond de ma pensée. Mais je me contente de répondre aux appels sinueux d'une musique tant qu'assez forte. Tout le monde s'abrutit. A coup de shots, à coup de galoches, à coup de chorégraphies endiablés. Qui remarquera ma tronche de six pieds de long ? Qui lorgnera sur moi, si ce n'est pour mater le chemin qui mène de mon nombril jusqu'à mes cuisses ?

Je descends de mon piédestal au dam de quelques œillades persistantes. C'est une habitude que je ne relève pas véritablement. Trop heureuse de regagner l'antre d'une intimité qui n'appartient qu'à moi, je farde enfin le trop peu de peau couverte. Suis-je seulement réelle ? Je tâte mes pommettes saillantes, flatte la chair qui sillonne le long de ma mâchoire. Et si tout ceci n'était qu'une élucubration défaillante de mes méninges hagardes ? J'agite ma chevelure de jais, rejette les songes qui me cisaillent le crâne de temps à autre. « Je suis Eymroda. Eymroda. Je n'appartiens pas à ce monde. » Et je me le rabâche, sempiternelle rengaine. Un jour, c'est la folie que j'épouserais. Je la sens m'enlacer chaque jour un peu plus. Velours confortable dans lequel il fait bon vivre malgré tout. Plus que je n'oserais l'admettre, je dois bien l'avouer.

De retour parmi le miasme de silhouettes lancinantes, je louvoie jusqu'au bar. Une main calleuse m'agrippe, mais je la dégage sans même un regard. Qu'ils aillent s'éprendre en enfer ! Poupée de chiffon s'ébroue, quitte son costume d'allumeuse transie. Un simple signe au gaillard derrière le comptoir suffit à lui faire comprendre ma requête. Aussi sec, le godet claque dans une flaque d'absinthe. Voilà ma récompense ! Après tout, que me reste-t-il si ce n'est les vapeurs alcoolisées pour m'y noyer ? Alors je lève mon verre à ma propre gloire, le porte à mes lèvres... mais mon œil capte une présence familière sur ma gauche.

« - Chad ?

Il n'a pas l'air dans son assiette. Comme souvent, d'ailleurs. Alors je me penche vers lui, un rictus à la fois compréhensif et moqueur sur les lèvres.

- T'as une sale tête. Bois donc un coup, ça fait passer le spleen !

Pour illustrer, j'ingurgite la liqueur d'une seule traite. Ça me brûle les tripes, mais je ne sourcille pas. A croire que mon organisme se plaît à reconnaître la mélopée de mes nuits.

- Qu'est-ce que tu fais ici tout seul ? »

D'ENCRE & D'ABSINTHE
Chad Tweedle ✤ Eymroda Fajar

❝ Shiver stop shivering, the glitter's all wet, you're all chrome... ❞

Il a sa gueule des mauvais jours. Suffit de voir sa mine pincée qui suinte d'un sarcasme sans borne. Je lui flanquerai bien une bonne claque sur l'échine, juste histoire de faire vriller le balais qui lui bourre la croupe. Mais je n'en fais rien. A la place, j'attrape un shot au hasard sur le comptoir. Je le comprends. Faut dire que la compagnie lui manque depuis qu'il a subtilisé la totalité de nos œuvres. A dire vrai, je ne sais toujours pas ce que j'en pense. Ça craint. Mais il n'y a pas de quoi s'insurger cent sept ans. Du moins, je le suppose. Du coin de l’œil, je distingue le patron qui s'impatiente. Tss. Je ravale mon doigt d'honneur et m'étouffe avec. Finalement, mon existence n'a rien d'inédit depuis que nous sommes ici. Mais j'imagine qu'il y a quelque chose de réconfortant là-dedans, de familier. Au moins, je sais quoi faire de ma carcasse. Est-ce qu'il sait comment se débattre avec la sienne, lui ? Il faut croire que non. Une ombre insidieuse s'élance à travers ses prunelles hagardes. Une ombre que je ne parviens pas à identifier. A croire que nous traînons tous des casseroles bien trop lourdes pour nos frêles épaules. L'interrogation me brûle les lèvres, mais je me contente de détourner les yeux un instant. Qui suis-je pour m'immiscer entre les parois étriquées de sa malheureuse caboche ? Moi, la gitane, l'impie, l'endiablée ? Rien. Si ce n'est cette peau que j'exhibe pour une poignée de roubles. Pantin de chiffon, que l'on froisse chaque jour un peu plus d'une œillade pernicieuse. Une seconde fois, le breuvage crépite le long de ma trachée.

Boire, ça, c'est une bonne idée !

« - Wouaw.

Sûr que j'assimile parfaitement son malaise. Alors je m'approche de sa mine railleuse, une poigne amicale sur son épaule voûtée.

- Passe à autre chose, Chad. T'as fais de la merde, c'est vrai. Mais ce qui est fait, est fait. Alors autant faire avec.

A quoi bon lui jeter la pierre désormais ? Est-ce que cela nous ramènerait plus vite chez nous ? Je ne crois pas, non. Je le gratifie d'un rictus à la fois tendre et compréhensif. Je pourrai lui cracher dessus. Je pourrai l'assigner des pires maux. Comme les autres. Mais ne sommes-nous pas tous responsables finalement ? Si Chad a dérobé le fruit de notre projet, ce n'est pas uniquement lui, en revanche, qui a bâtis cet empire de papier. Sans doute pour cela que je ne me mêle pas à l'effusion de mes compères. Eux se plaisent à rejeter la faute sur Tweedle, quand moi je nous pointe tous du doigt. Je souffle bruyamment, puis m'adosse contre le zinc pour mieux contempler l'insouciance de cette fourmilière pantelante qui s'agite à la diable. Je laisse les flots assourdissants du brouhaha tambouriner entre mes ventricules. Ce que j'aime m'abrutir d'absinthe et de ramdam discordant. Sans cela, peut-être me serais-je jetée dans le port. Probablement. Et Chad ? Quelle névrose l'incite encore à se maintenir debout ?

- Moi, je suis passée à autre chose.

Juste pour l'assurer que je ne suis pas là pour lui chercher des noises. Juste pour lui tendre la main, sans doute ? Un énième signe au barmaid et il s'empresse de remplir nos godets. Je lui présente alors le sien, espérant ainsi enterrer définitivement ce malaise sirupeux.

- A nous ? »