La nuit était tombée depuis plusieurs heures maintenant. Une nuit noire d'encre, sans un seul rayon de lune. Son ombre se détachait dans la rue éclairée uniquement par les réverbères. Avançant à pas de loups, la jeune femme était à l'affût du moindre bruit, ses mains enfoncées dans les poches de sa veste. Ce qu'elle peut haïr la nuit, ou plutôt sa noirceur, autant qu'elle haït cette belle-famille qui lui a fait vivre l'enfer pendant des années. Famille qu'elle s'évertue à fuir depuis de nombreuses semaines maintenant, et qui est responsable de son déambulement nocturne. Sans elle, elle ne serait pas obligée de travailler dans un dîner ainsi que dans un stand de friandises de Tinkerland. Sans cette affreuse marâtre qui lui sert de belle-mère, elle serait certainement pelotonnée sur un des canapés de la magnifique demeure de Poppin's District des Miservair, un feu de bois crépitant dans la cheminé, un bon livre entre les mains, et un thé fumant non loin. Mais non, ce rêve n'en est qu'un, et en a toujours été un. A la place de cette luxueuse maison dans un quartier sécurisé et chaleureux, Ellah s'empresse de rejoindre l'appartement miteux qui lui sert de logement. Néanmoins c'est un vrai miracle qu'elle l'est trouvé, elle qui a passé plusieurs jours dans la rue après avoir fui les coups et l'humiliation de sa belle-mère. Ce n'est que grâce à cette main tendue, à cette providentielle, qu'elle a pu trouver ce logement et ces petits boulots qui la sortent de la misère. Un geste qu'elle n'oubliera pas et dont elle se sent redevable.
Pourtant Ellah n'est pas pauvre. Enfin, en théorie. Les Miservair sont riches, eux qui possèdent des terres agricoles au nord de Faraway, mais Ellah n'a pas accès à cet argent, bien verrouillé par sa marâtre depuis le tragique décès de son père quand elle avait douze ans. Evènement qui a bouleversé la vie de la fillette. Du jour au lendemain, adieu les journées dans la camionnette à plateforme rouge de son paternel, à écumer les terres familiales, à jardiner avec lui et les ouvriers et surtout à rire. Le tout laissa place à une nouvelle vie faite d'humiliation et de maltraitance, la petite tête blonde devenant la domestique de sa belle-mère et de ses demi-sœurs, effacée des photos et portraits et même de l'histoire familiale. Une pestiférée qu'on tolérait à peine, qui pourtant ne s'est pas laissée abattre. Car elle sait Ellah, elle sait que tout peut changer, car son père a fait un testament. Un testament qui est introuvable aujourd'hui, bloquant la fortune de la famille dans un compte en banque, fait qui déplaît au plus haut point à sa marâtre. Un document qui redonnerait à Ellah toute sa place.
Elle l'a cherché pourtant ce testament, longtemps, acceptant les brimades et les coups en ravalant les larmes, jusqu'au jour où elle a fui, incapable d'en accepter plus, abandonnant cette maison qu'elle aimait tant et dont elle prenait tant soin depuis des années. Les menaces, les coups on les accepte un temps durant, et ce qu’à fait Ellah, trouvant refuge dans son monde bien plus beau et rose, dans les études qu’elle a pu mener au nez et à la barbe de sa famille grâce à une bourse, et au soutien de ses rares amis. Mais quand on ajoute aux coups habituels un bras et des côtes cassés, puis l'annonce d'un projet de vente d'un être humain pour de l'argent, afin de renflouer les fonds de plus en plus vides face aux fastueuses dépenses inutiles de sa belle-mère et ses sœurs, on ne peut en tolérer plus. Et c’est ainsi que pour échapper à tout ça, et à la peur de mourir sous les coups de sa belle-mère, qu’Ellah a fuit avec un sac, contenant de maigres biens, loin de chez elle sans un mot.