Le museau couvert de sang et de terre.
Les griffes qui s’enfoncent dans l’herbe.
Le chant de la nuit qui m’enveloppe, qui se fait amante, unique louve, unique amour.
Au loin il me semble les entendre, les hommes aux prières étranges, les corps qui se serrent.
Mais ce soir ils ne sont rien.
Ni proies, ni prédateurs.
Ils se laissent dévorer dans les ombres alors que je me fais empereur des bois.
Roi de mon morceau de terre.
Dieu de cette vie qui frémit pour mon souffle régulier, pour mes babines qui se retroussent.
Pour mes crocs qui claquent dans les ténèbres.Les sensations et impressions se font prenantes, séduisantes, tentantes, enivrantes. Elles se font vérité, unique destinée que je chasse en même temps que les grouillants et nuisibles qui se faufilent dans les racines, que les charognards et autres renards qui s’enfuient de crainte d’être les prochaines victimes de ma faim, de cette pulsion primaire et nécessaire qui ne cesse de creuser mon estomac d’effiler ma silhouette pour ne dessiner sur mes os que la charpente sèche de ma musculation.
Ils ont peur. Tous.
Peur.
De moi.
De ma faim.
De mes crocs.Mes pattes me portent jusqu’à la lisière de la civilisation, jusqu’au royaume des hommes, qui malgré leurs maisons, leurs étranges inventions, ne cessent de venir se perdre dans les méandres de mon royaume, de s’entasser aux pieds de mes arbres pour murmurer à la cime de ceux-ci des prières qui devraient être miennes, qu’à mon oreille ils devraient susurrer afin de s'assurer que jamais je ne revienne, que je les oublie entre deux festins.
Mais ils reviennent.
Pour chanter pour les plantes, les herbes et les pierres.
Ils se tournent vers les muets alors que je suis là.
Que je suis le dieu à aimer.
Ils s’entêtent.Dans le silence, dans leur faiblesse, alors qu’ils rêvent, je déambule entre les édifices, entre les ombres qu’ils dessinent, flairant autant les traces que dans la poussière ils ont semés que les bennes pleines de déchets, d’ordures qui ne sont bonnes qu’à satisfaire les nuisibles incapable de chasser, juste bonne à manger les restes des puissants.
Ici je suis roi.
Parce qu’ils ont peur de moi.
De moi et de ma faim.Je me fais conquérant, arrogant, toujours plus méprisant alors que je viens souiller leur domaine de mes pattes, de l’odeur puissante qui embaume et parfume ma fourrure. J’avance et pénètre le foyer des hommes, et aucun ne vient m’en empêcher. Dans la nuit, mon souffle forme de douces volutes de buée que le vent s’échine à chasser, à disperser en quelques arabesques que je ne prends pas la peine de regarder danser, soudain envoûté charmé par la découverte que je fais entre deux poubelles, deux fruits mal mangés, à peine dévorés, par ce corps bien pâle dont le regard ne cesse de tenter de percer mon crâne.
Elle.
Humaine.
Petite chose.Je pose ma truffe sur sa peau, qui encore chaude, arrache à mon échine un frisson délicat et à mon estomac un grognement de contentement, une contraction presque douloureuse qui m’ordonne de la consommer, d’arracher à son squelette cette chair encore grasse et tendre qui sur ma langue fondrait, se ferait aussi délicieuse que les sucreries qu’il m’arrive de voler, que ce miel qu’à même l’écorce je viens lécher. De mes crocs, je viens malmener la peau de son ventre, réalisant ainsi que celui-ci a déjà été lacéré, déjà massacré par les griffes et morsures, d’un autre plus furieux, plus affamé, plus violent que je ne le serais jamais.
Tu as mangé les entrailles.
Tu as raison.
C’est aussi ce que je préfère.Dans les chairs de l’humaine, j’enfonce ma truffe, à la recherche d’un rein que je pourrais croquer, d’un organe peut-être, mais il n’y a déjà plus rien. Que de la chair sans goût.
Tu as mangé le coeur.Je gronde quelque peu, poursuivant mes recherches, la fourrure dérangée par la sensation étrange d’être observé, d’être devenu la proie de son regard à lui, de cet autre qui est responsable de cela, des restes dont je ne tire rien, si ce n’est quelques lambeaux de chair, quelques morceaux que je ronge à même les côtes de la défunte. Quelques fragments d’un repas qui ne parvient à me satisfaire, qui pire, se fait en mon ventre un poison qui me fait trembler, presque coucher les oreilles au moindre craquement, au moindre son qui pourrait confirmer sa présence à
lui.
Tu es là. Tu es forcément là.
Elle est encore chaude.
Tu as perçu mon odeur, pas vrai ?La queue entre les pattes, je me recroqueville à moitié, le museau tourné vers le ciel, à la recherche de son parfum, ne trouvant que le rien.
Tu es là.
Montre-toi.Le silence se fait assourdissant, et sans prendre le temps de me lécher les babines, de nettoyer le sang de mes crocs, c’est en trottinant que je rejoins la forêt, le couvert des bois, sans jamais cesser de sentir son regard peser sur ma silhouette.
Ne me poursuis pas.Heureusement, il ne vient pas.
▽
Les hommes s’aventurent toujours plus en mon royaume. De jour comme nuit, ils envahissent ma forêt, ils battent la terre de leurs bottes et souillent l’air de cette terreur qui leur colle à la peau, de cette crainte teintée par la fureur qui me fait retrousser les lèvres, qui me fait prendre pour offense cette rage qu’ils sèment dans leurs pas, dans l’air qu’ils saturent de murmures, d’interrogations qui font s’hérisser mon pelage. Qui me font douter. Qui aiguisent ma faim. L’excitent.
Ils cherchent un coupable.
Quelque chose à chasser, à tuer.
Soudain, voilà qu’eux aussi sont affamés.Dans les profondeurs des bois, je m’enfonce toujours plus, fuyant les lâches et tuant les téméraires qui osent me pister, trouver dans la mousse et l’humus le chemin vers mon refuge, vers ce tronc creux au sein duquel je m’endors pour échapper à la pluie, à la rosée qui a trop souvent tendance à venir perler au coin de mes moustaches, de mon museau, des poils trop sensibles qui entourent mes oreilles. Certains viennent me chercher, m’accusent de la mort des leurs, et ne repartent jamais. Au sein de la forêt, je finis par les tuer pour les punir de m’avoir défié, de prier la nature au lieu de tenter d’acheter ma clémence en offrandes et chuchotements, en douceurs et chants.
Je devrais être le craint et l’aimé.
Ils devraient tout faire pour moi.
Mais à la place ils viennent m’affronter, se suicider contre mes crocs.
Idiots.
Ils sont idiots.Et ils ne cessent de conquérir mon territoire. Au fil des jours, des nuits qui passent, d’autres corps sont laissés à la lisière des bois, dans les sous-bois, et les hommes s’installent, me forçant à quitter ma tanière, à montrer les crocs, à attaquer, à gorger la terre du sang des infidèles, de ceux qui attisent ma colère, qui se font les artisans de celle-ci, qui se fait ce venin qui ne cesse de labourer mes entrailles, d’exacerber cette faim trop prenante qui me fait perdre la raison, qui me fait tuer pour le plaisir de sentir les veines se déchirer dans ma gueule et non par besoin, par nécessité, trahissant ainsi ma nature même, cette fatalité qui dans les affres de ma course, hurle que je mute, qu’abomination je me fais.
Je veux le sang et les hurlements.
Les sanglots et cette manière qu’ils ont de se débattre, de résister à l’inévitable.
Je veux goûter à leurs faiblesses et au reste.
Je veux réchauffer ma truffe dans leurs entrailles.
Je veux tuer.
Tuer et satisfaire la faim.
Tuer et renouveler la faim.
Tuer pour perpétuer l’éternel.Tout comme lui, comme cet autre prédateur qui ose rôder entre deux mondes, entre celui des hommes et du sauvage, je commence à tuer pour le plaisir. Pour satisfaire un besoin que j’ai l’impression de lui avoir emprunté, qui semble m’avoir empoisonné.
▽
Il est là.Penché au-dessus des restes d’une femme, le visage et les mains enfoncés entre les côtes de cette proie dont il dévore bruyamment la chair et les cartilages en respirant bien trop fort, bien trop puissamment. Dissimulé entre quelques basses branches, je me tasse, presque déçu de voir que l’autre n’est qu’un homme tout aussi laid que les autres, qu’un humain à la faim étrange, à l’échine courbée par cette insatiabilité que je comprends pourtant trop bien. A ses dents, il porte un morceau tendre, gras et délicat qui me fait me lécher les babines, espérer qu’à mon tour, je puisse y goûter.
J’ai faim.Lui aussi a faim. Il ne cesse de se goinfrer. De chasser le silence des bruits de sa mastications, de ses dents qui cassent quelques morceaux d’ossements.
J’ai faim.Presque autant que lui qui déchire la peau de ses ongles, qui brise la cage thoracique de sa victime sans peine pour mieux atteindre ses organes qu’il gobe sans prendre la peine de les mâcher, de les savourer.
J’ai faim. Et toi aussi.
Nous avons faim.
Tellement faim.
Mais je te comprends.
Je mange comme toi.
Parce nous sommes pareils.
Presque frères.Réalisant enfin que je suis là, que je le contemple, que son repas je dérange, l’homme se tourne vers moi, posant dans mes prunelles, les siennes aussi vides que les miennes, aussi lumineuses et laiteuses que celles de tous les animaux qui croisent les phares d’une voiture, aussi impénétrables que celles de tous les monstres qui aiment se draper des ténèbres. Une seconde, il se fait immobile avant de se lever, de déplacer la carcasse vers moi et l’abandonner à quelques pas de ma cachette.
Tu partages ?Il ne dit rien. Contrairement aux autres de son espèce, il se contente du silence, du bruit humides que font ses lèvres couvertes de sang quand il ferme la bouche, des râles qu’il émet quand il arrache un peu de chair de ses canines à peine plus grandes que celles d’un louveteau.
Loup-sans crocs.
Humain-loup.
Tu es une drôle de chose.
Mais je t’accepte.
Je te tolère.
Parce que tu me fais cadeau d’un repas.
Parce que tu essayes de me plaire.Lentement, je m’approche de la silhouette inanimée de l’humaine, laissant ma truffe se perdre sur sa peau tiède avant de me jeter sur le ventre de celle-ci, le déchirant de mes crocs pour accéder à ses reins charnus, que de quelques coups de crocs, je dévore, ignorant sa main qui vient se perdre dans ma fourrure, dans mon pelage qu’il vient souiller de sang, marquer de l’empreinte de sa paume, de cette main qui s’accroche à moi.
“Faim.Tellement faim…” souffle-t-il avec peine juste avant de se jeter sur moi.
▽
Je geins, en vain. Je souffle, pour rien. Je souffre, pour lui, qui penché sur ma silhouette, ne cesse de me caresser, d’apprécier de ses doigts mon pelage. Je geins à nouveau, mais c’est trop tard, il se penche à nouveau vers moi, tenant entre ses doigts une lame brillante, un outil tranchant qu’il plonge sans atteindre dans mon entre, juste en-dessous de mon coeur palpitant, déjà mourant. Tout mon corps se tend. Un glapissement déchirant perce la nuit et alors que ses doigts s’enfoncent dans mon ventre, je glisse au loin, la gueule entrouverte, offerte au petit feu-follet qui vient s’installer entre mes babines.
Homme sans coeur.
Faux-frère.
Que la faim t’emporte.
Qu’un autre te dévore.▽
C’est la faim qui m’éveille, le dégoût qui me pousse à rouvrir les yeux, à reprendre conscience pour contempler mon propre corps, mes yeux rendu vitreux par la mort, mes crocs brisés par notre combat et ses paumes à lui, couvertes de mon sang, d’un mélange étrange et poisseux fait de sa salive, de ce qu’il vomit, je vomis à moitié, en cet instant où je ne comprends rien, où ses mes prunelles, le monde se met à danser, se couvre de brume alors que je rends le contenu de mon estomac, découvrant dans la mélasse puante, les morceaux à peine dévorés de mon coeur.
Je sombre à nouveau.
Mort.
Je devrais l’être.
Alors pourquoi ?
Pourquoi je me vois grâce à tes yeux, loup-sans crocs ?Je frissonne et m’éveille. La nuit tombée vient me secouer, doucement m’arracher au néant, à ce sommeil troublé, aux questions et interrogations qui ne cessent de me tourmenter, pour me plonger à nouveau dans l’incertain, dans cette peur qui me fait secouer une dernière fois ce qui était mon corps, comme si cela allait sceller quelque chose, changer ce qui semble être fait. La faim revient me hanter. Dans mon ombre, j’abandonne ce que je fus pour commencer à errer, à chercher quoi faire, quoi être pour survivre.
Seulement il est difficile de marcher dans ce nouveau corps étrange. Je trébuche. Je chute. J’écorche ma nouvelle peau fragile, je grogne contre l’homme.
Tu es faible et tu voulais devenir fort en me dévorant.
Tu es repoussant.Mais il ne répond pas.
En vérité, il ne me répond jamais. A croire qu’il n’existe pas. Même les siens ne le reconnaissent pas. Parmi eux j’avance sans rien craindre. Aucun ne me regarde, ne me donne un nom, ne m’adresse un regard.
Qui étais-tu, homme-loup ?Personne. Un prédateur de l’ombre, comme je l’étais. Un animal que l’on craint mais qu’on ne vénère pas. Des jours durant, j’erre sans savoir, chassant la nuit comme je le faisais, me nourrissant de petites bêtes, de restes, de quelques déchets. Au bout d’un moment, ils me trouvent un prénom, ils me guident jusqu’à mon antre, jusqu’en cet endroit puant le sang et la solitude.
Aaron.
C’était ton nom et désormais il est mien.
Ta vie sera la mienne.
Même si je ne sais quoi en faire.